L'échec d'une opposition internationale de gauche dans le Komintern (1926)

Publié le par Jean-Louis Roche

(PREMIERE PARTIE)

 

par Michel Prat

 

C'est une des caractéristiques les plus remarquables de leur histoire: les oppositions, dans le mouvement communiste, ont toutes mené leur lutte sur un plan strictement national, puis ont été défaites isolément, les unes après les autres. Ce n'est qu'ensuite, après leur exclusion des rangs de l'I.C., après la perte de l'essentiel de leur influence, qu'elles tentèrent de coordonner leur action sur un plan international. L'exemple le plus célèbre est évidemment celui de Trotsky et de l'opposition trotskyste, mais il n'en va pas différemment pour l'opposition communiste de droite. Cette limitation au cadre national des oppositions dans les différents partis communistes apparaît rétrospectivement comme une marque d'impuissance et un facteur déterminant de leur échec. Paradoxalement, elle apparaît aussi comme une nécessité induite par le fonctionnement même du mouvement communiste.

A de très rares exceptions près - toujours liées à des événements extraordinaires, comme la "défaite sans combat" d'octobre 1923 du KPD -, les oppositions internes ne parvinrent quasiment jamais à faire triompher leur point de vue et à renverser l'orientation du parti communiste. Dans l'I.C., du fait de la structure réelle du pouvoir, les changements de ligne politique (et avec eux le changement des équipes dirigeantes) des différents partis ne pouvaient venir (et ne sont effectivement venus) que d'une réorientation générale de la ligne de l'Internationale elle-même, ou alors d'une intervention de l'Exécutif de l'I.C. dans l'activité des partis. C'est à dire dans tous les cas, d'une décision de la direction du Komintern et donc en fait de la fraction dominante du PC russe. (...) les conflits internes des PC tendirent à devenir de simples reflets et épiphénomènes des luttes intestines du PC russe.

Ainsi s'explique que, sans pourtant jamais devenir une réalité véritable, l'apparition d'une opposition internationale ait pu néanmoins représenter un danger potentiel durant toute une phase de l'histoire du Komintern. Le poids de cette menace se fit sentir dès les origines de l'IC, comme en témoignent les mesures prises dans les années 1920-1921 pour prévenir la cristallisation d'un courant "communiste de gauche" dans l'Internationale (fermeture du Bureau d'Amsterdam à la veille du IIe congrès, suspension de la publication de la revue Kommunismus à la suite du IIIe congrès). Cependant la formation d'une opposition de gauche dans le Komintern ne fut pas alors sérieusement mise à l'ordre du jour, en dépit de quelques efforts en ce sens du KAPD au IIIe congrès (notamment son soutien à l'Opposition ouvrière russe). ce n'est en fait qu'avec le développement de nombreuses oppositions de gauche dans divers partis communistes à l'époque de la "bolchévisation" de l'IC, que la question d'un regroupement et d'une action internationale des oppositions va être posée concrètement et explicitement débattue.

Indiscutablement le premier à avoir posé le problème de la création d'une opposition internationale de gauche aura été Amedeo Bordiga. En désaccord avec la direction de l'IC aussi bien sur la politique du parti italien que sur la ,=tactique générale de l'INternationale, Bordiga évoqua dès 1924 à plusieurs reprises, notamment au Ve congrès, la nécessité d'organiser une "fraction de gauche" au cas où se développerait un "révisionisme de droite" dans l'Internationale. (cf. le discours de Bordiga à la 13e séance, 25 juin 1924). Cette position de principe, Bordiga la maintint et la réaffirma tout au long de l'année 1925 dans des débats internes qui accompagnèrent la "bolchévisation" du PCI. Finalement au début de 1926, au congrès de Lyon du PCI tout d'abord, puis surtout durant la réunion du 6e Plenum (...)

Korsch, en particulier, exprima au cours de sa dernière intervention dans une réunion officielle du KPD avant son exclusion, sa solidarité complète avec Bordiga en tant que "véritable internationaliste". "Seul le camarade Bordiga, déclara-t-il, a entrepris, lors de la dernière réunion de l'Exécutif élargi, la lutte ouverte à l'échelle mondiale contre la dégénérescence du communisme et la liquidation du parti communiste. En lui, l'opposition de gauche claire et résolue d'Allemagne voit un véritable allié". Il semble que cette convergence des positions entre les ultra-gauches allemands et Bordiga ait alors conduit à des contacts directs à l'occasion d'un bref séjour à Berlin de Bordiga lors de son retour au Plénum. Ainsi s'explique que se soit développée chez les dirigeants du PCR et de l'IC la crainte de voir Bordiga prendre la tête d'une opposition internationale d'extrême-gauche favorable à Trotsky (Bordiga avait eu à Moscou des contacts avec Trotsky, notamment à la veille de son affrontement avec Staline, et n'en faisait pas mystère). Comme il ressort des rapports envoyés par Togliatti de Moscou en Italie, à propos d'une éventuelle collaboration de Bordiga au travail des organismes dirigeants du Komintern, cette appréhension apparut dès la fin du 6e Plenum et ne fit que se renforcer durant le printemps 1926, période de regroupement des oppositions en Allemagne comme en Russie. dans une lettre confidentielle à la direction du PCI, en date du 28 juin, Togliatti exposait ainsi les motifs du refus opposé par les russes à la venue du Bordiga à Moscou: "Aussitôt après le dernier Exécutif élargi, les forces d'extrême-gauche se présentaient dans les différents partis et dans l'Internationale très dispersées. Mais depuis, on a pu observer des tentatives d'unification de ces forces, autour d'une idéologie et d'un programme commun. La présence de Bordiga à Moscou, c'est à dire dans le centre d'où l'on peut mieux contrôler et diriger le travail de fraction qui se développe aussi dans l'INternationale, serait de ce point de vue très peu désirable. L'IC n'a aucun intérêt à ce que l'idéologie de Bordiga devienne l'idéologie officielle des différents courants d'extrême-gauche qui se manifestent dans les différents partis. Si Bordiga veut développer un travail de fraction contre la direction de l'Internationale, nous n'avons pas intérêt à lui faciliter le travail".

En fait, cette représentation de Bordiga comme organisateur potentiel d'une fraction internationale ne correspondait pas à la réalité de son activité, ni même à sa conception d'une telle opposition internationale. Durant la période de presque huit mois qui s'écoule entre son intervention au 6e Plenum et son arrestation par les fascistes italiens au début de novembre, Bordiga, définitivement battu dans le PCI, resta silecieux et inactif. Les rares documents de lui durant cette période laissent entrevoir sa position originale par rapport à celles des autres oppositionnels dans le Komintern. dans un "rectificatif", daté du 5 juillet, à propos du rapport sur les travaux du 6e Plenum publié par l'Unità, Bordiga démentait l'existence, alors, d'une entente entre lui et R.Fischer, Scholem et Hansen et il rappelait son refus de se solidariser avec ces "soi-disants opposants de la dernière heure".(A Moscou, Bordiga avait effectivement refusé de se solidariser avec l'opposition allemande et précisé à l'intention de celle-ci que la "réaction saine, utile et nécessaire" qu'il annonçait ne pouvait prendre "la forme d'une manoeuvre ou d'une intrigue"). Dans une autre lettre, adressée à la même époque à certains de ses fidèles en France, il écrivait à propos du groupe de Korsch - tout en reconnaissant que sa plateforme "s'approche beaucoup de nous" - "ils sont plus libres que nous, étant tous exclus, mais de cela je ne me réjouis pas". Par son double refus de la "manoeuvre" et de la "scission", Bordiga se démarquait ainsi des deux principaux courants de l'opposition allemande, celui des ex-bolchevisateurs déchus et celui des ultra-gauches.

 

à suivre...

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article